Prêt à embarquer dans un récit maritime sur la morue?
Une morue de première qualité, mondialement renommée « C’est sur la côte de Gaspé qu’on prépare la plus belle morue de toute l’Amérique. Elle est bien connue sur les marchés de France, d’Espagne, Portugal et d’Italie, où on la préfère à tout autre poisson.» (Capitaine Pierre Fortin, inspecteur des pêcheries du golfe Saint-Laurent-1850)
Préface
Au fil de nos visites dans les musées de la Gaspésie, nous avons rassemblé des informations, écouté des récits et pris le temps de mieux comprendre l’histoire de la pêche à la morue dans le golfe du Saint-Laurent. Ce modeste travail est né de notre curiosité et de notre désir de transmettre une part de ce riche patrimoine maritime. Nous ne sommes pas historiens, seulement des passionnés, et il est possible que certaines imprécisions ou erreurs aient pu s’y glisser. Si c’est le cas, nous vous prions de nous en excuser.
Nous espérons toutefois que ces lignes sauront éveiller votre intérêt et rendre hommage à celles et ceux qui ont façonné cette histoire, entre mer, travail et mémoire.
L’histoire de la pêche à la morue en Gaspésie : des Français aux Jersiais, et jusqu’à nos jours
La Gaspésie, bordée par le golfe du Saint-Laurent, est depuis plusieurs siècles un haut lieu de la pêche à la morue grâce à ces eaux froides et riches en nutriments. Cette ressource abondante a attiré explorateurs, commerçants et pêcheurs européens dès les débuts de la colonisation.
Au XVIIe siècle, La Gaspésie s’affiche comme le fleuron de la pêche. De 400 à 600 pêcheurs européens s’y retrouvent chaque été sur les côtes de Gaspé et Percé après une traversée d’environ 7 semaines.
Côtes de Percé
L’histoire de cette industrie est intimement liée à la venue de figures majeures comme Jacques Cartier et Nicolas Denys (lire plus loin), puis au passage du territoire sous domination britannique, marquant une nouvelle phase dominée par les pêcheurs de l’île de Jersey. Malgré la perte politique de la région, les pêcheurs français continuèrent à fréquenter ces eaux, perpétuant une tradition.
Jacques Cartier : la découverte du golfe (1534–1542)
Jacques Cartier
En 1534, Jacques Cartier, navigateur français originaire de Saint-Malo, effectue son premier voyage au nom du roi François Ier. À bord de la Grande Hermine, il entre dans le golfe du Saint-Laurent et explore la Gaspésie, y plantant une croix dans le village de Gaspé pour symboliser la prise de possession des terres et le début de la colonisation. Lors de ses expéditions ultérieures (1535–1536 et 1541–1542), il remarque déjà la présence de pêcheurs européens dans la région, en particulier des Basques, Bretons et Normands, venus pour la richesse des bancs de morue de Terre-Neuve et du golfe Saint Laurent.
À cette époque où le calendrier religieux compte plus de 160 jours maigres par année, la morue est une nécessité et une richesse en Europe. Chaque printemps, des centaines d’armateurs et de marchands affrètent des navires et emploient des milliers de marins pêcheurs qui capturent des millions de morues.
La pêche à la morue sous le Régime français a amorcé l’installation permanente des premiers contingents de colons pêcheurs sur ces côtes gaspésiennes.
Navire arrivant dans le secteur Rocher Percè
Nicolas Denys : colonisation et commerce de la morue (vers 1632–1671)
Vers 1632, Nicolas Denys, noble et commerçant français, arrive en Acadie, région qui comprend alors la Gaspésie. Il fonde plusieurs postes de pêche et de traite, notamment dans la province du Nouveau-Brunswick. Denys exploite les pêcheries de morue avec un réseau de postes côtiers, et développe un système de pêche côtière et de séchage du poisson sur les grèves.
Ses navires commercent avec notamment La Rochelle, Bordeaux et Saint-Malo, qui sont alors de grands ports d’armement pour la pêche et le commerce transatlantique.
La domination anglaise et l’arrivée des Jersiais (1763–XIXe siècle)
Après la signature du traité de Paris en 1763, la Nouvelle-France devient britannique, incluant la Gaspésie. C’est alors que les Jersiais, originaires des îles anglo-normandes (notamment Jersey), s’installent massivement en Gaspésie.
Les Jersiais apportent un nouveau dynamisme à la pêche à la morue. Dès la fin du XVIIIe siècle, des compagnies comme Charles Robin & Company, fondée en 1766, s’implantent en Gaspésie, établissant de vastes infrastructures de séchage de morue sur les galets. Ils pratiquent une pêche semi-industrielle, avec de grandes goélettes allant jusqu’aux Grands Bancs de Terre-Neuve.
En 1772- Déchargement des poissons salés qui sont répartis en lots, selon leur taille, et transportés aux entrepôts par brouette
Malgré la domination britannique, les pêcheurs français continuent à fréquenter les eaux du golfe du Saint-Laurent, en vertu d’accords tacites. Les morutiers bretons, basques et normands viennent chaque année pêcher dans les zones qu’ils exploitaient bien avant le changement de souveraineté. Certains ports comme Saint-Pierre-et-Miquelon, restés français, jouent un rôle de relais pour ces campagnes de pêche.
La pêche à la morue aujourd’hui : entre mémoire, survie et espoir
Depuis la fin du XXe siècle, la pêche à la morue a connu un profond déclin, notamment en raison de la surpêche. En 1992, le Canada impose un moratoire sur la pêche à la morue dans le nord-ouest de l’Atlantique, un choc pour les communautés maritimes, notamment en Gaspésie et à Terre-Neuve.
La morue a perdu son rôle de pilier économique, mais elle reste un symbole culturel fort, célébré dans les musées, les fêtes locales, les récits familiaux et les mémoires collectives.
L’Aventure de la Morue
Une morue
Départ des navires Morutiers d’Europe :
Les expéditions de pêche étaient de grandes aventures mobilisant un lourd capital en vaisseaux et en hommes. De la Manche au golfe de Gascogne, plusieurs ports étaient spécialisés dans l’armement de flottes pour la grande pêche.
Navire en partance vers la nouvelle France
Les navires morutiers quittaient les ports français notamment de Honfleur, de Dieppe, de Saint Malo, de Nantes, des Sables-d’Olonne, de La Rochelle, de Bordeaux, de Bayonne, ou bien encore de Saint-Jean-de-Luz chargés :
-
de sel, denrée essentielle à la conservation du poisson, tiré des salins de Bretagne et de Saintonge
-
de vivres pour la campagne de pêche : biscuits, lard salé, farine, pois séchés, vin, huile, etc.
-
d’agrès de pêche (hameçons, plombs, cordes, fils, filets), d’outils et parfois de pacotille à échanger contre des fourrures
Et cap sur la nouvelle France…
Description des procédés et les conditions qui ont valu à la morue séchée, sa réputation exceptionnelle en Gaspésie
Connue sous le nom de «Gaspé Cure», la morue séchée produite en Gaspésie était réputée pour sa blancheur et sa longue durée de conservation.
Le mode de préparation de la morue, hérité d’une tradition qui remonte au 16e siècle, répondait aux exigences d’une production de qualité.
Principales étapes de la préparation de la morue depuis le débarquement jusqu’au séchage :
- Préparation initiale du poisson : Eviscération, etêtage, tranchage et lavage à l’eau de mer pour enlever le sang…
Découpe morue dans le village de Percé
Reproduction d’hommes dépeçant des morues
- Salage (premiere phase) : Empilement en couches alternées dans des fûts en bois en alternant une couche de poisson et une couche de sel marin.
²²
- Séchage à l’air libre. On disait qu’elle prenait des «soleils».
La morue était étalée sur des graves ( étendues de galets) ou des vigneaux (tréteaux bois) pour sécher au soleil et au vent. Ce processus durait plusieurs semaines, avec un retournement quotidien pour une déshydratation uniforme.
La morue étendue sur un vigneau
Elle était ensuite empilée en «arrime» ( rangée en meules pyramidales pouvant atteindre 2 mètres de hauteur) et mise à «suer» pour permettre à l’excès de saumure et d’humidité de s’écouler naturellement avant d’être replacée sur les vigneaux pour une autre série de «soleils».
Séchage sur vigneaux et mise en suer en meule
On recommençait ces opérations jusqu’à ce que le poisson soit bien sec. Le cycle complet du séchage comprenait environ dix soleils.
Retournement quotidien
Quand la morue avait séjourné dans les entrepôts pendant un mois ou deux, elle était étendue sur la grave (partie du rivage recouverte de gros galets) pour prendre un dernier «soleil». On s’assurait ainsi qu’elle était débarrassée de toute son humidité et qu’elle était bien sèche pour l’expédition.
Un dernier «soleil» sur la grave
- Conditionnement pour l’exportation : La morue séchée était empilée dans des tonneaux pour le transport maritime, recouverte de sel supplémentaire pour une conservation prolongée.
Cette peinture illustre l’emploi des presses à l’intérieur d’un entrepôt . À cette époque, la morue était souvent expédiée dans des barils (52 kilos).
Bien à l’abri au fond d’une grande baie, la ville de Gaspé était un des ports d’embarquement des cargaisons de morue séchée . On y exportait annuellement plus de la moitié de la production gaspésienne à destination de France, de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie, du Brésil et des Antilles.
Entrepôt avant chargement
Le voyage de retour
Pour les pêcheurs saisonniers, la saison commençait à la mi-juin et se terminait à la mi-août. Les navires repartaient vers la fin de septembre, les dernières prises tout juste séchées, les équipements rangés pour l’hiver et le sel entreposé.
Des millions de morues, pêchées, salées et séchées par des milliers d’hommes, traversaient ainsi l’Atlantique à fond de cale, puis étaient déchargées dans les ports français cités précédemment.
Les poissons étaient alors acheminés vers les grands circuits de distribution européens. Le fruit du labeur de tant de pêcheurs se retrouvaient sur la table de milliers de familles.
A suivre, notre arrivée sur l’île du Prince Edouard…
Comments